Bruits de Korotkoff : une énigme de la physique vieille de plus d’un siècle enfin élucidée

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05/10/2023

Inventé il y a plus de 100 ans, c’est certainement l’examen clinique le plus répandu dans le monde : nous avons quasiment tous déjà fait l’expérience de la prise de tension (ou mesure de la pression artérielle) à l’aide d’un brassard gonflable et d’un stéthoscope. Pourtant, le principe fondamental de cette mesure restait jusqu’à présent un mystère de la physique. Les chercheuses et chercheurs de l’Inserm, ESPCI et du CNRS au sein de l’Institut Physique pour la Médecine ont résolu cette énigme, en étudiant en détail les phénomènes mécaniques se passant dans le bras lors de la prise de tension. Ces résultats sont publiés le 4 octobre 2023 en couverture de la revue Science Advances.

La « prise de tension » vise à évaluer la pression du sang dans les artères, et plus précisément sa valeur maximale (pression systolique) et minimale (pression diastolique) au cours du cycle cardiaque. Pour cela, le médecin place un brassard gonflable sur le bras du patient, et un stéthoscope à l’extrémité du brassard du côté du coude. Le brassard est d’abord gonflé jusqu’à bloquer temporairement la circulation du sang, comme un garrot. Puis, le praticien dégonfle progressivement le brassard tout en écoutant dans son stéthoscope. Lorsque la pression exercée par le brassard devient équivalente à la pression du sang dans l’artère brachiale (qui passe sous le brassard), un peu de sang parvient à nouveau à s’écouler dans l’artère et un bruit très caractéristique, comme un claquement clair est perçu dans le stéthoscope. On note alors la valeur de la pression du brassard, par exemple 120 millimètres de mercure (notés mmHg), qui donne la pression artérielle systolique. La décompression progressive du brassard continue, et le bruit caractéristique se fait entendre à travers le stéthoscope à chaque battement cardiaque. Enfin, lorsque la pression du brassard devient inférieure à la pression sanguine diastolique, les bruits cessent dans le stéthoscope : le médecin note alors la pression, 80mmHg par exemple. Le praticien peut alors annoncer : « vous avez 12-8 de tension » ; comprendre 120mmHg en systole, et 80mmHg en diastole. Les bruits entendus à travers le stéthoscope portent le nom de « bruits de Korotkoff », du nom de leur découvreur et médecin russe Nicolai Korotkoff en 1905.

Sous son apparence banale, cet acte fondamental de la médecine cache pourtant un vieux mystère de la physique et du corps humain : quelle est l’origine de ces fameux bruits de Korotkoff si importants pour mesurer la tension artérielle ? Le sang qui coule dans les artères ne fait habituellement pas de bruit, pourquoi se met-il à chanter après l’ajout d’un brassard gonflable ? Des dizaines de théories ont été proposées par le passé sans qu’il soit possible de les prouver avec certitude.

L’équipe de Mickaël Tanter, directeur de recherche à l’Inserm et directeur de l’institut Physique pour la Médecine à Paris, est parvenue à lever le mystère sur ce phénomène. Grâce à l’imagerie ultrarapide par ultrasons (une sorte d’échographie haute performance), les chercheurs et chercheuses ont capturé ce qu’il se passait dans le bras du patient lors de la prise de tension, à des milliers d’images par seconde.

Tout d’abord, ils ont découvert que, paradoxalement, lorsque le brassard gonfle et vient appuyer sur l’artère brachiale, celle-ci devient plus molle. Pour comprendre cela, il faut imaginer un tuyau d’arrosage : lorsque l’on ouvre le robinet, le tuyau devient très dur en raison de l’eau sous pression qui pousse sur ses parois. Mais si un vélo ou une voiture roule sur le tuyau, celui-ci se déforme sans problème : la pression exercée par la roue vient contrebalancer celle de l’eau dans le tuyau. Localement, il est donc aussi mou que s’il était vide, et peut se déformer. La même chose se passe dans notre bras : l’artère brachiale est d’habitude très dure en raison de la pression du sang, mais la pression du brassard vient compenser cette dernière. Il en résulte une artère très molle sous le brassard.

Lorsque le cœur se contracte et expulse le sang du ventricule vers les organes, la pression du sang augmente brutalement et cette augmentation se propage rapidement dans les artères, depuis le cœur vers les extrémités du corps, c’est le phénomène de l’onde de pouls. La vitesse de cette onde de pouls est liée à la rigidité de l’artère. Plus l’artère est rigide et plus l’onde se propage vite. Quand l’onde atteint la portion d’artère ramollie sous le brassard, elle ralentit donc fortement et va grandement distendre les parois molles de cette dernière, faisant vibrer celles-ci très fort. C’est une première brique pour percer le mystère : la compression du brassard amollit l’artère brachiale et augmente ses vibrations sous l’effet de l’onde de pouls.

Ensuite, les chercheurs ont montré que, tout au long de sa propagation sous le brassard, l’onde de pouls se transforme progressivement en une onde de choc à la manière d’une vague qui va progressivement déferler, en raison des propriétés élastiques très inhabituelles de l’artère comprimée. Ainsi, les vibrations passent progressivement des basses fréquences correspondant à des sons très graves tout juste audibles, à des fréquences un peu plus hautes, donc des sons plus aigus et plus perceptibles. C’est la deuxième brique du mystère : la propagation de l’onde de pouls dans l’artère molle déplace progressivement ses vibrations vers les fréquences audibles.

Enfin, les chercheurs ont pu montrer que ces vibrations de l’artère se transmettaient aux muscles environnants sous la forme d’un cisaillement, un peu à la manière d’un séisme dont la paroi artérielle serait l’épicentre. Lorsque que ce séisme musculaire atteint la surface du bras et le stéthoscope, il fait vibrer ce dernier, ce qui produit enfin du son : les fameux bruits de Korotkoff !

Les chercheurs ont regroupé toutes ces observations pour enfin écrire la théorie permettant de décrire la génération et la propagation des bruits de Korotkoff. C’est un mystère vieux de plus d’un siècle qui est élucidé par l’association de techniques d’imagerie moderne et d’équations de mécanique des ondes. Outre l’apport d’une explication physique fondamentale, ce travail pourrait également permettre une plus grande fiabilité de la prise de tension artérielle.

Contacts
Jérôme Baranger Jerome.baranger@espci.fr, Mickael Tanter mickael.tanter@espci.fr
Institut Physique pour la Médecine (Inserm, ESPCI PSL Paris, CNRS)
Parisanté Campus, 2-10 rue d’Oradour sur Glane, 75015 Paris, France

Références de la publication
J. Baranger, O. Villemain, G. Goudot, A. Dizeux, H. Le Blay, T. Mirault, E. Messas, M. Pernot, M. Tanter, Fundamental understanding of the Korotkoff sounds, Science Advances, 2023
https://www.science.org/doi/full/10.1126/sciadv.adi4252





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