Les chercheurs font l’article : la vie sans dopamine

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16/02/2011

A l’ESPCI ParisTech, les chercheurs publient en moyenne un article scientifique par jour. Ces fameuses « publis », nous vous proposons de les découvrir en compagnie de leurs auteurs afin de mieux connaître ces derniers, de comprendre leur travail et les enjeux de leurs recherches. Serge Birman, directeur du laboratoire de Neurobiologie, ouvre le bal. Neurosciences, maladie de Parkinson, génétique : il revient sur un article consacré à l’étude comportementale de mouches dépourvues de dopamine dans le cerveau. Interview.

De gauche à droite, Serge Birman (directeur), Thomas Riemensperger (post-doctorant) et Marlène Cassar (doctorante), du laboratoire de Neurobiologie, ont co-signé cette publication scientifique. Crédits : ESPCI ParisTech Serge Birman (directeur), Thomas Riemensperger (post-doctorant) et Marlène Cassar (doctorante). Crédits : ESPCI ParisTech

Serge Birman, vous venez de publier dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) un article important consacré aux conséquences comportementales de l’absence de dopamine dans le cerveau des mouches drosophiles. Quand avez-vous eu l’idée de cette expérience et comment l’avez-vous menée ?

Serge Birman : "L’idée de ce projet date d’une quinzaine d’années, mais à l’époque, je ne disposais pas des moyens nécessaires à sa réalisation. Tout d’abord, quelques mots sur la dopamine : c’est un neurotransmetteur essentiel du cerveau aujourd’hui très étudié dans le monde entier, en particulier parce que les personnes atteintes par la maladie de Parkinson perdent en premier lieu des neurones capables de la synthétiser.
Ce neurotransmetteur est indispensable à la régulation de fonctions physiologiques d’une part, et au contrôle du comportement d’autre part. La dopamine est en effet impliquée dans des fonctions cérébrales telles que l’apprentissage, le sommeil, le plaisir..."

Pourquoi choisir la drosophile ?

"Parce que sur le plan expérimental, cette petite mouche offre d’innombrables possibilités pour la génétique et est très intéressante à étudier. Elle aussi a besoin de dopamine. Et comme nous, cet insecte a une activité cérébrale propre. Son cerveau ne se contente pas de réagir à des stimuli : il peut fonctionner seul. Bref, il existe des analogies entre le cerveau humain et celui de cet insecte. Son cerveau est petit, mais il permet de comprendre sous une forme simplifiée ce qui se passe chez nous."

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

"Etudier des mouches sans dopamine dans le cerveau – ou dopamine neurale - pose d’emblée un certain nombre de problèmes. En effet, la dopamine joue aussi un rôle vital dans la fabrication de la cuticule des insectes, c’est-à-dire de leur exosquelette. C’est grâce à la dopamine que cet exosquelette devient dur et pigmenté.
Nous savons créer des mouches génétiquement modifiées sans dopamine dans leur cerveau, mais avec une cuticule normale - et donc en vie - depuis environ cinq ans seulement "

Génétique

Comment empêcher la biosynthèse de cette dopamine neurale ? Grâce à l’inactivation sélective d’un gène, possible en exploitant une différence de structure entre les ARN messagers codant l’enzyme de biosynthèse de la dopamine, la tyrosine hydroxylase, selon qu’elle est utilisée pour la formation de la cuticule ou de la dopamine neurale.

"Enfin, nous devions être sûrs que la dopamine était complètement absente. Depuis deux ans, nous disposons, en collaboration avec des chercheurs américains, de protocoles de dosage assez précis pour nous permettre d’affirmer cela. C’est à partir de ce moment là que l’expérience a pu vraiment commencer."

Serge Birman en 5 dates :

1986 : diplômé de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et de l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC)

1992 : mène des recherches pendant quatre ans à l’Université de Virginie (USA).

1996 : rentre en France et crée une équipe de recherche ATIPE CNRS à Marseille.

2001 : étudie, avec son équipe, le développement et la physiologie de la neurotransmission chez la drosophile, et développe de nouveaux outils génétiques comme le driver TH-GAL4.

2009 : dirige le laboratoire de neurobiologie de l’ESPCI ParisTech (CNRS Unité Mixte de Recherche 7637)

Contact

serge.birman@espci.fr

Vous avez réalisé de nombreux tests comportementaux. Que vous ont-ils révélé ?

"Première surprise, ces mouches vivent aussi longtemps que les autres, soit 70 jours, ce à quoi nous ne nous attendions pas du tout compte tenu des études précédentes.

Deuxième surprise : elles sont souvent incapables de faire un choix, y compris après en avoir expérimenté les conséquences. Par exemple, au cours d’un processus d’apprentissage où nous associons une odeur à un choc électrique (en collaboration avec le laboratoire Gènes et dynamique des systèmes de mémoire - GDSM - de l’ESPCI ParisTech), elles se sont révélées, à notre grand étonnement, plutôt attirées par l’odeur aversive que par une odeur neutre. Le souvenir de quelque chose paraît lié à l’odeur aversive mais elles sont incapables d’y associer une valeur négative. Avec la perte de la capacité d’association, le comportement de survie des drosophiles est donc complètement remis en cause.

La mouche sans dopamine ne semble pas avoir de « préférences », même en présence d’aliments comme le sucre, qu’elle peut manger mais qui ne l’attire pas plus que ça. Elle se nourrit d’ailleurs assez mal.

Il y a quelques années, des souris sans dopamine ont été obtenues mais elles mourraient très rapidement faute de s’alimenter. Cette ressemblance et d’autres observations laissent penser que des fonctions essentielles de la dopamine dans le système nerveux ont été conservées par l’évolution chez les insectes et les mammifères.

Autre étonnement : la drosophile sans dopamine est malgré tout capable d’accomplir des tâches complexes. Sa mémoire spatiale par exemple, est presque intacte et toujours efficace. Sa locomotion est certes moins déterminée, sa trajectoire moins précise, mais elle s’oriente très bien dans l’espace en cas de besoin."

Montage de deux hémisphères cérébraux. Crédits : neurobiologie/Espci ParisTech A gauche, un cerveau de mouche sauvage et droite le cerveau d'une mouche mutante pour la Tyrosine hydroxylase, l'enzyme clefs de la biosynthèse de dopamine (jaune). En vert, dopa-decarboxylase (vert) le deuxième enzyme de la biosynthèse de dopamine, qui est aussi impliqué dans la biosynthèse de la sérotonine (en magenta).

Comment votre article a-t-il été accueilli ?

"Avant publication, ce papier a naturellement été évalué par des relecteurs anonymes, c’est le principe des revues scientifiques. Et l’un des relecteurs a été particulièrement sévère, remettant en cause toute l’expérience. Son argument : ce que nous observions n’était pas un cerveau normal privé de dopamine, mais les conséquences d’un désordre cérébral résultant de l’absence de dopamine pendant le développement de la mouche. Nos résultats étaient, selon lui, infondés.

Nous nous sommes alors résolus à mener une expérience décisive : administrer de la L-DOPA à nos mouches adultes. Cette molécule est un précurseur de la dopamine, précisément utilisée pour soigner les personnes atteintes de la maladie de Parkinson qui sont déficientes en dopamine. L’idée très simple mais cruciale a été d’ajouter un colorant dans la nourriture afin de nous assurer que les mouches avaient effectivement ingéré la drogue...

L’expérience s’est avérée positive. Tous les comportements altérés que nous avons testés ont été significativement restaurés. Nous avons apporté la preuve que le système nerveux de la mouche mutante est en ordre de marche, avec des connections dopaminergiques normalement développées mais rendues inactives par l’absence du neurotransmetteur : notre expérience est donc valide. Ces critiques ont amélioré et consolidé notre article."

Ces résultats ouvrent de nouvelles perspectives. Quelles seront les prochaines étapes de vos recherches ?

"Maintenant, nous allons essayer de comprendre comment le cerveau des mouches s’adapte à cette absence de dopamine. C’est un peu comme en physique quantique : le système observé change lorsqu’on l’observe expérimentalement. Le cerveau possède une grande plasticité, une capacité d’adaptation, de régénération considérable. Il est probable que le cerveau des mouches, que nous avons privé intentionnellement de dopamine, ait compensé d’une manière ou d’une autre cette carence, si bien que les défauts observés sont en partie atténués. Nous voulons savoir comment.

Ce sera certainement l’occasion de mieux connaître la fonction des autres systèmes de neurotransmetteurs (octopamine, sérotonine, glutamate…) et leurs interactions. Nous souhaitons aussi utiliser ces drosophiles pour identifier les fonctions respectives des différents neurones dopaminergiques du cerveau, qui restent encore aujourd’hui inconnues."

Référence :

Riemensperger et al. (2011) Behavioral consequences of dopamine deficiency in the Drosophila central nervous system. Proc Natl Acad Sci USA 108(2):834-839

Pour aller plus loin :

La drosophile, un insecte au service de la science

(Dossier de la Banque des Savoirs de l’Essonne)

La maladie de Parkinson

(Dossier proposé par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm))



Glossaire

Exosquelette
Un exosquelette est une structure anatomique externe qui supporte et protège un animal. Beaucoup d’invertébrés possèdent un exosquelette, appelé ... > En savoir plus
Biosynthèse
La biosynthèse est la production de molécules organiques par un être vivant.
Enzyme
Une enzyme est une protéine capable de catalyser une réaction chimique.



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